"Dans la confusion de notre époque quand une centaine de voix contradictoires prétend parler au nom de l'Orthodoxie, il est essentiel de savoir à qui l'on peut faire confiance. Il ne suffit pas de prétendre parler au nom de l'Orthodoxie patristique, il faut être dans la pure tradition des saints Pères ... "
Père Seraphim (Rose) de bienheureuse mémoire

mardi 19 mars 2013

Jean-Claude LARCHET: Recension/Recension: Stéphane Bigham, « L’art roman et l’icône »

Bigham

Stéphane Bigham, « L’art roman et l’icône », Médiaspaul, Paris, 2012, 287 p.
Le Père Stéphane Bigham est un de nos meilleurs iconologues, et chacun de ses livres apporte son lot de réflexions vivantes et intéressantes.
Ce livre est un recueil de quatre études de l’auteur: 1) L’art roman et l’icône; 2) La théologie de l’icône comme outil herméneutique pour l’interprétation des textes bibliques; 3) L’icône : signe d’unité ou de division ?; 4) L’histoire d’un œcuméniste fatigué. À celles-ci s’ajoutent un excursus au chapitre 1, sur l’inscription ὁ ὤν dans le nimbe du Christ, et la traduction d’un article du P. Georges Florovsky: « La vénération de la Sophia, la Sagesse divine, à Byzance et en Russie ».
1a. La première et principale étude (suivie d’abondantes illustrations) donne son titre au recueil.
L’auteur considère qu'il a existé pendant premier millénaire, et même jusqu'à l'an 1200, une forme d'art chrétien partagée par toutes les Églises locales, exprimant une foi commune quoique variant dans ses formes secondaires selon les pays et les siècles. Il qualifie cet art d’« œcuménique ». Cette œcuménicité s’est exprimée surtout, selon l’auteur, dans la représentation du Christ. Une dérive s’est ensuite produite dans l’ensemble de l’art occidental, à partir d’un écart de plus en plus marqué par rapport à la représentation christomorphique de Dieu qui avait dominé au cours du premier millénaire : dans les périodes post-romanes, l’Occident chrétien a accepté de représenter Dieu dans des images autres que christomorphes, un modèle qui a fini par s’imposer totalement et définitivement au cours des XVIe et XVIIe siècles.
La fin de l’art roman marque la fin de l’art œcuménique au profit d’un art déconnecté du dogme et laissant à l’artiste une pleine liberté d’expression. La conception de la chrétienté occidentale est bien exprimée par ce texte du concile Vatican II cité par l’auteur : « L’Église n'a jamais considéré aucun style artistique comme lui appartenant en propre […]. Que l’art de notre époque et celui de tous les peuples et de toutes les nations aient lui aussi, dans l’Église, liberté de s’exercer, pourvu qu’ils servent [ ... ] avec le respect et l'honneur qui leur sont dus ». La conception catholique-romaine repose sur ce principe : l’art chrétien et la théologie ont très peu à faire l’un avec l’autre. L’iconographie orthodoxe et l’art religieux occidental sont devenus ainsi, au cours du deuxième millénaire, hétérogènes et étrangers l’un à l’autre.
1b. L’auteur propose en annexe une explication intéressante de l’inscription ὁ ὤν  (Celui qui est) dans le nimbe du Christ. Il note qu’au cours du premier millénaire cette inscription n’était pas présente. Selon ses recherches, elle serait apparue dans les pays slaves, les Balkans et peut-être aussi la Russie au cours des XIIe et XIIIe siècles, dans le but de contribuer au combat contre l’hérésie des Bogomiles qui rejetait l’Ancien Testament. L’inscription associée au Christ veut affirmer que le Christ, le Verbe incarné, est bien la même personne que celle qui s’est révélée sur le Sinaï en disant à Moïse : « Je suis celui qui suis. »
2. La deuxième étude se fonde sur la distinction entre le prototypos (la personne ou l’événement réels qui servent de référence ou de modèle à l’icône) et le typos (la représentation iconographique de cette personne et de cet événement). L’auteur souligne qu’il existe un décalage entre les deux : la représentation iconographique n’est pas littéralement fidèle – ou, si l’on veut, n’est pas une reproduction pure et simple – du prototypos,  mais plutôt l’expression de la façon dont il est reçu, perçu, compris, interprété théologiquement par l’Église. L’auteur note que le Christ Pantokrator représenté sur les icônes de ce type est sans doute bien différent du Christ tel que le côtoyaient les apôtres ; mais le décalage le plus important est perceptible dans l’icône de la Pentecôte : a) qui représente les apôtres sagement assis dans des positions hiératiques alors que le récit des Actes nous dit qu’ils donnaient à ceux qui les observaient l’apparence d’hommes ivres (cf. Ac 2, 13); b) qui représente saint Paul en face de saint Pierre alors qu’il ne participait pas à l’événement et n’était même pas encore converti; c) qui présente enfin un personnage désigné comme « le monde » qui n’est pas une personne réelle mais une allégorie. Selon l’auteur, le même principe est applicable aux narrations bibliques: elles ne sont pas des descriptions de personnes ou d’événements, mais des interprétations de ceux-ci à la lumière d’une « vision de foi ». « En effet, « la vérité que Dieu veut nous apprendre ne se situe pas dans les détails de l’histoire, mais plutôt dans la vision de foi à la lumière de laquelle l’auteur biblique a composé sa narration ».
3. L’étude intitulée « L’icône : signe d’unité ou de division ? » note que l’Occident depuis le début du deuxième millénaire a suivi une autre voie que l’Orient, puisqu’il laisse libre court à la liberté de l’artiste dans les représentations religieuses intégrées par les églises. Il constate que néanmoins, de nos jours, il y a un engouement pour l’icône dans les communautés catholiques et protestantes. On ne peut cependant pas encore répondre à la question de savoir si l’icône, qui a été pendant de nombreux siècles un signe de division, est redevenue un signe d’unité.
4. Dans le dernier chapitre, l’auteur raconte son itinéraire personnel vers l’Église orthodoxe. Étant passé à travers plusieurs confessions chrétiennes et ayant activement milité dans le mouvement œcuménique, il se dit aujourd’hui un œcuméniste à la fois déçu et fatigué, passant le relai à ceux qui veulent bien encore y croire.
Tout en reconnaissant l’intérêt des analyses de l’auteur, nous pensons que quelques mises au point sont nécessaires.
Ia. Sa thèse concernant la situation de l’art occidental à l’époque de l’art roman est globalement exacte, mais appelle quelques nuances.
On doit se garder d’idéaliser la période romane (qui, selon les historiens, commence aux environs de l’an mille et se termine à la fin du XIIe) et de considérer que l’art roman serait en tout point conforme au canon iconographique orthodoxe.
Depuis le VIIIe siècle surtout, des divergences ont commencé à se développer entre l’Occident et l’Orient sur le plan dogmatique, liturgique et sacramentel.  En 809, par le concile d’Aix-la-Chapelle, Charlemagne commença à imposer à l’Occident – qui l’introduisit progressivement dans son Credo et sa théologie – une conception fausse des relations trinitaires. Sous Charlemagne également, se tint en 794 à Francfort un concile iconoclaste qui, pour l’Occident, remit en cause la doctrine formulée peu de temps auparavant par le concile œcuménique de Nicée II, et la conception catholique-romaine qui s’exprime dans le passage précédemment cité du concile Vatican II, avait déjà été formulée dans les Livres carolins (écrits à la demande de Charlemagne pour contrer Nicée II): « les images [religieuses chrétiennes] sont le produit [légitime] de la fantaisie [c’est-à-dire de l’imagination] des artistes », d’où la grande liberté de représentation que l’on trouve déjà dans l’art roman par rapport au canon byzantin. Comme l’a montré F. Boespflug dans plusieurs études récemment rassemblées dans un volume intitulé Les théophanies bibliques dans l’art médiéval d’Occident et d’Orient (Droz, 2012), des différences importantes se manifestent déjà pendant la période romane et même préromane entre l’art religieux occidental et l’iconographie byzantine. Ces différences apparaissent nettement par exemple dans la représentation de la Transfiguration et de la Théophanie (baptême du Christ). À propos de la première, F. Boespflug écrit : « À l'inverse de la place qu'elle occupe dans l’art de l'Orient chrétien, la Transfiguration n’a qu'une place mineure dans l’art d’Occident: elle ne joue pas un grand rôle dans l'iconographie romane, et c'est “un thème assez rare, dont il n’existe que peu d'exemples dans la peinture et la sculpture monumentales”. Il n’apparaît guère que dans les cycles de la vie du Christ, comme un épisode narratif parmi d'autres. […] Cette moindre importance du thème s’explique moins par le handicap que lui aurait infligé l’absence de fête correspondante que par le moindre intérêt que la mystique de la lumière divine a rencontré chez les Latins. Loin d’avoir été toujours l’occasion d’une réflexion approfondie sur la gloire du Christ, comme chez les Orientaux, sa Transfiguration a souvent été lue comme une simple parabole. » Quant à la Théophanie, F. Boesplug montre, en analysant plusieurs exemples typiques, qu’elle a fait l’objet dans l’art roman d’une représentations différente, sur bien des points, de la représentation canonique byzantine : « 1) un Christ rigoureusement frontal (l’élément de la marche vers le Baptiste, ou du déhanchement pudique, l’un et l’autre habituels dans l’art oriental, a été gommé); 2) le geste de bénédiction du Christ ne semble plus concerner les eaux du Jourdain ou les eaux du baptême, mais le spectateur; 3) la représentation du Jourdain lui-même est autonomisée; elle est libérée, en particulier, de ses rives rocheuses et escarpées; 4) le Baptiste de l’art occidental ne se tient pas sur une rive, il est dans l’eau à côté du Christ ; la thématique du tombeau liquide s’en trouve quelque peu fragilisée – peut-être faut-il dire, en sens inverse, que l’ignorance de cette thématique a entraîné la disparition des rives; 5) l’élément théophanique est rendu de manière beaucoup moins stable et régulière que dans les images orientales: il peut être très développé, en une « Trinité verticale» (L. Réau), avec buste du Père bénissant et Colombe de dimensions imposantes (la Colombe des icônes orientales a été le plus souvent réduite à une sorte de sigle assez discret voire très abstrait, pour éviter tout naturalisme; celle de l’art occidental est d’une taille d’aigle et se charge de valeurs signifiantes: la Colombe pique vers le Christ, fond sur lui, l’obombre; 6) les éléments mythologiques (l’allégorie du fleuve Jourdain) sortent de l’eau et s’autonomisent avant de disparaître ; et les objets témoignant des croyances liées au pèlerinage (la croix dans l’eau) ont tendance à se raréfier et à disparaître; 7) le Baptême du Christ est souvent associé à d’autres scènes, soit de l’Ancien Testament, soit du Nouveau Testament (Noces de Cana, Adoration des Mages, Tentations au désert) ». Boespflug conclut: « Il peut être tentant de faire de l’art roman, au lendemain immédiat de la rupture de 1054, le moment idéal d’un contact persistant et d’une communication forte entre l’art chrétien d’Occident et l’art chrétien d’Orient, comme si l’art chrétien était alors resté spirituellement unifié en ce temps béni (celui de l’époque romane, opposée à l’époque gothique et à toutes celles qui suivront). Ce propos n’a pas tout à fait tort et comporte certainement une part louable. Cependant […] il risque de faire un véritable mythe de l'art roman, qui fut très audacieux, très divers et fort inventif. »
Dans ce même chapitre, le Père Stéphane affirme que, étant donné le rapport étroit qu’il y a dans l’iconographie orientale entre la représentation et la foi, puisque les images du Christ des Églises non chalcédoniennes ne se distinguent pas essentiellement des images des Églises chalcédoniennes, on peut conclure que les deux christologies ne sont pas essentiellement différentes, conclusion à laquelle seraient arrivés les représentants des deux familles d’Églises après avoir étudié à fond cette question (p. 43-44). Cette double affirmation appelle plusieurs remarques:
1) Il n’est pas possible à l’iconographie d’exprimer le dogme dans toutes sa subtilité. Par exemple s’il est possible de représenter le Christ jusqu’à un certain point dans sa nature humaine divinisée, il est impossible de représenter sa nature divine, laquelle ne peut qu’être suggérée par des moyens symboliques (en particulier la lumière et l’absence de caractères charnels [au sens négatif du terme]); de même est-il impossible de représenter le Père et le Saint-Esprit autrement que par des moyens symboliques, et aucune icône de la Trinité autre que symbolique (représentation des trois Personnes divines par des anges) n’est possible ; il est de même impossible de montrer dans une icône orthodoxe de la Trinité que l’Esprit Saint procède du Père seul. Autrement pas plus que l’Écriture Sainte, l’icône n’est auto-suffisante pour exprimer pleinement la vérité de la foi. C’est la vérité de la foi vécue dans l’Église orthodoxe qui au contraire donne à l’icône la plénitude de sa signification.
2) L’iconographie des Églises non chalcédoniennes n’est pas identique à celle des Églises orthodoxes. Léonide Ouspensky, devant une icône copte de la Pentecôte qu’on lui avait offerte, m’avait brillamment démontré en quoi cette icône était typiquement monophysite.
3) L’affirmation que la foi christologique des Églises non chalcédoniennes n’est pas fondamentalement différente de la foi orthodoxe et leur désaccord séculaire ne tient qu’à un malentendu linguistique (une idée que l’on retrouve aussi dans le dernier chapitre du livre), ne résiste pas à une analyse sérieuse du dossier (je renvoie à celle que j’ai développée dans les chapitres 2 et 3 de mon livre Personne et nature). Ce sont les pseudo-accords de Chambésy qui reposent sur un malentendu linguistique, le langage ambigu de la théologie cyrillienne ayant servi à établir un texte d’union que les deux parties peuvent comprendre dans des sens différents. Il suffit de lire ces deux traités du patriarche copte Shenouda III, The Nature of Christ et The Divinity of Christ pour voir que l’Église copte, par exemple, reste profondément monophysite et antichalcédonnienne.
II. L’affirmation  de l’auteur, dans sa deuxième étude, que le typos correspond à la façon dont l’Église comprend le prototypos à travers sa foi est en partie exacte. Et cela est vrai aussi, incontestablement pour la Sainte Écriture: on sait que toutes les confessions chrétiennes et beaucoup d’hérésies et de sectes se réclamant du christianisme ont celle-ci comme base, mais en ont une interprétation différente. Comme l’a montré le P. Georges Florovsky, pour l’Église orthodoxe la Sainte Écriture n’est pas auto-suffisante, mais doit être comprise au sein de  la Tradition de l’Église dont les deux autres piliers sont les conciles et les Pères. Il faut cependant se garder du nominalisme (ou du néo-kantisme théologique) auquel a abouti dans les années soixante du siècle dernier, au sein du protestanisme et du catholicisme, le mouvement de la « démythologisation », qui aboutissait à nier des données fondamentales de récits évangéliques jugées trop naïves pour la mentalité de notre époque, en affirmant : ce qui est important ce ne sont pas ces fait eux-mêmes, mais ce qu’ils signifient pour notre foi (donc, par exemple, peu importe que le Christ soir réellement ressuscité, du moment que cela nous donne de l’espérance ou nous aide à voir le Chrsit comme un vivant…). Le Père Stéphane tombe un peu dans cette mouvance sceptique et relativiste quand il rejette l’épisode de l’Entrée au temple de la Mère de Dieu (célébrée par une fête majeure de l’Église), dont les sources sont certes formellement les Apocryphes, mais dont la réalité est cependant confirmée par la Tradition de l’Église informée par l’Esprit Saint. Il est important de souligner que l’icône orthodoxe garde une relation essentielle avec les personnes et les événements qu’elle représente, et qu’elle se veut toujours véridique. La quasi-totalité des icônes des fêtes collent aux récits des Évangiles. La représentation du Christ Pantokrator correspond à la réalité spirituelle du Christ, que certes ne pouvait pas percevoir le regard séculier, mais que percevaient les yeux des apôtres et des saints éclairés par l’Esprit (beaucoup de saints ont d’ailleurs eu dans leur vie la vision du Christ sous cette forme). L’icône de la Pentecôte exprime de même une double vérité: celle de l’illumination des apôtres au moment même où il sont reçu le Saint-Esprit (Ac 2, 2-3), et non après, et – en vertu d’une contraction temporelle que l’on trouve souvent dans les icônes (comme je l’ai expliqué dans le chapitre 4 de mon livre L’iconographe et l’artiste) – le fait que l’apôtre Paul a bénéficié, quoiqu’à un autre moment, de la même grâce du Saint-Esprit que les autres apôtres, étant ainsi à tous égards l’un des leurs ; quant au "monde" qui présente douze phylactères, il symbolise les Nations que doivent évangéliser les apôtres qui, à ce mement, en reçoivent la capacité charistmatique.
III. La présence d’icônes dans les églises catholiques et protestantes est certes réjouissante, et correspond sans aucun doute à une redécouverte de l’icône. Mais le protestantisme reste fondamentalement défavorable aux icônes comme à toute forme de représentation religieuse dans ses lieux de culte, et la notion de sainteté et de vénération des saints (inhérente à l’icône) est totalement étrangère à sa foi. Quant au catholicisme, il adhère officiellement à la doctrine formulée par les Livres carolins et le concile de Francfort, réitérée par le concile Vatican II : toute forme de représentation religieuse est légitime, tous les styles sont recevables. L’icône, dans le catholicisme, n’apparaît que comme une forme de représentation possible parmi beaucoup d’autres de valeur équivalente, et l’iconographie se prête à la créativité de l’artiste comme toutes les autres formes d’art, comme en témoignent les icônes aberrantes, nées ces dernières décennies au sein du catholicime, que j’ai dénoncées dans le chapitre 6 de mon livreL’iconographe et l’artiste (comme par exemple l’icône de la Sainte Famille, ou les icônes du franciscain américain Robert Lenz). Il n’y a dans le catholicisme ni une véritable théologie de l’icône, ni une vénération de l’icône intégrée à la vie ecclésiale et liturgique comparables à celle de l’Église orthodoxe.
La dépendance de l’icône envers le dogme, ne peut permettre à la seule iconographie d’être un signe d’unité ni même un pont vers l’unité. L’unité des différentes Églises à travers leur iconographie ne pourrait apparaître qu’à partir d’un rétablissement de l’unité de leur foi. Or cela est loin d’être accompli, comme l’auteur l’a très bien compris dans son dernier chapitre.

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